CHAPITRE IV
Avec une rageuse grimace de déception, Kerno se leva, débarrassa machinalement ses vêtements des brindilles qui s’y étaient accrochées, s’avança à découvert. Tranquille, détendue et aussi innocente en apparence qu’une enfant, Alona le regardait venir avec un sourire approbateur. L’entrée en scène de cet homme jeune, bien bâti et au visage net et sympathique, n’était pas pour lui déplaire. Cela la changeait agréablement de celui qui avait cru pouvoir faire d’elle un jouet et qu’elle avait en réalité utilisé à ses propres fins avant de le liquider. Celui-ci ne semblait pas être du même bord, en tout cas il n’avait pas la même attitude mentale et si la suite de l’aventure comportait éventuellement une phase de rapprochement, elle se sentait prête à y participer en espérant bien ne pas être contrainte au même dénouement. Mais pas maintenant. Il était préférable de laisser tout rayonnement sensuel en veilleuse et de savoir d’abord à quoi s’en tenir sur cette intervention non prévue au programme.
— Je reconnais que votre technique de filature est très au point, fit-elle, mais ça m’étonnerait que vous soyez tout banalement un faune sylvestre affamé de chair fraîche. Qui êtes-vous ?
— Vous saviez que je vous suivais ?
— Depuis le départ. J’ajouterai que vous vous êtes intéressé à moi à partir du moment où vous êtes entré dans le restaurant. Mais ne prenez pas cet air désappointé, je vous répète que vous avez fait votre travail d’une façon remarquable. Je ne vous ai jamais vu ni entendu pendant tout le parcours.
— Mais comment saviez-vous?...
— Mettons que j’ai un flair très aiguisé et que je vous ai tout simplement senti. Cela dit, j’attends que vous vous décidiez à vous présenter, je déteste bavarder avec un inconnu.
— Voilà un point sur lequel j’ai un avantage sur vous, car moi, je vous connais. Je sais que vous vous appelez Maura.
Les sourcils de la jeune femme se haussèrent dans une parfaite mimique d’étonnement ironique.
— Maura ? Quel drôle de nom ! A part la voyelle finale il ne ressemble absolument pas au mien.
Le ton était d’une si évidente sincérité que, brusquement désarçonné, il se mit à la fixer plus attentivement. Au fur et à mesure qu’il détaillait ce radieux visage, il se sentait de moins en moins sûr de lui. Les petites différences qu’il avait déjà remarquées au cours du repas s’accentuaient et maintenant qu’il la voyait de tout près, il notait en particulier la couleur des yeux, le signalement les avait donnés comme bleus et ceux-ci tiraient sur le gris, un gris lumineux. Devait-il admettre qu’il ait commis une erreur ? Pourtant, ce n’était pas un hasard qui l’avait amenée là, au-dessus de certaine villa.
— Je ne sais plus trop que penser, fit-il lentement, et je vous prie de m’excuser si je me suis trompé. Mon nom est Kerno.
— Voilà qui est mieux. Le mien est Alona. Maintenant que nous avons fait connaissance, asseyons-nous sur ce rebord qui domine si bien le paysage et bavardons. Pourquoi m’avez-vous suivie? Pour vous assurer que moi aussi je voulais examiner le chalet du professeur Esder ?
— Pourquoi dites-vous « moi aussi » ?
— Si nous continuons à répondre à une question par une autre question, nous n’y arriverons jamais. Je vais donc vous donner l’exemple de la franchise. Il est exact que je m’intéresse à l’homme qui réside dans cette demeure ou, pour être plus précise, à ses travaux. Vos agissements à mon égard démontrent que vous vous reliez d’une façon quelconque à cette histoire. Seriez-vous un garde du corps engagé par Esder pour le protéger ?
Kerno eut un sursaut.
— J’ai déjà entendu bien des choses désagréables dans ma vie, mais personne ne m’a encore fait l’affront de me prendre pour un flic !
— J’accepte de vous croire, vous me décevriez trop si tel était le cas. Donc vous appartenez à un service de renseignements et vous avez pour mission de procurer à vos chefs certaines notes de calculs que leur auteur se refuse à publier. Êtes-vous un agent de Syrog ?
— Moi? Mais c’est vous au contraire...
— Vous voulez dire celle que vous connaissez sous le nom de Maura et qui serait plus ou moins mon sosie. Vous êtes par conséquent de l’autre côté de la barrière, c’est-à-dire au service d’Alméria. Je ne crois pas qu’il existe un troisième réseau assez puissant et assez bien organisé pour tenter cette opération avec derrière lui une puissance industrielle et militaire suffisante pour tirer une application matérielle de ce qui ne doit être qu’une simple théorie. Si j’ai raison, je devine sans mal votre jeu. Suivre pas à pas celle que vous croyez être votre adversaire et concurrente, Maura, la laisser séduire le bonhomme afin d’accéder à son coffre-fort en passant par la chambre à coucher puis, quand elle aura tiré les marrons du feu, l’assommer ou l’étrangler dans un coin bien sombre et vous approprier la marchandise. C’est du joli, pour un homme grand et fort comme vous! Tuer ainsi une pauvre petite jeune fille sans défense !
— Je vous jure que je n’aurais jamais agi ainsi ! Enfin, l’idée générale était bien celle-là, mais je vous aurais fait, pardon, je lui aurais fait le moins de mal possible, juste l’endormir un peu. Mais vous, puisque vous n’êtes pas elle, pour le compte de qui travaillez-vous ?
— Pour le mien. Vous allez peut-être être étonné, mais je n’ai pas du tout l’intention de dérober quoi que ce soit. Esder peut garder ses formules aussi longtemps qu’il lui plaira. Tout ce que je veux, c’est en prendre connaissance et savoir ce qu’il a découvert. Pure curiosité personnelle et sans le plus petit désir d’en retirer un bénéfice. Si, quand j’aurai satisfait la curiosité en question, quelqu’un d’autre — vous par exemple — veut emporter le magot, libre à vous, ça m’est complètement égal.
Le marin la contempla bouche bée.
— Serait-ce possible ? Si j’osais vous croire...
— Vous me proposeriez une association, n’est-ce pas ? Pourquoi non ? A deux on travaille bien mieux et, comme cela, vous seriez sûr de ne pas me perdre ; vous avez vu qu’il n’est pas facile de me prendre en filature. Opérons ensemble et si au dernier moment, je changeais d’avis et tentais de garder le butin pour moi seule, vous n’auriez qu’à gonfler vos muscles et revenir à votre premier plan. Fouillez-moi si cela doit vous tranquilliser, je n’ai pas d’armes, même pas un canif ou une lime à ongles.
Alona n’avait aucun effort à faire pour donner à sa voix un ton de franchise presque candide, elle était vraiment sincère. Depuis sa venue, elle ne poursuivait qu’un seul but : déterminer le stade d’évolution d’une civilisation, étudier les variations de son comportement par rapport aux observations antérieures, savoir quelles limites elle avait atteintes dans le domaine de la connaissance et de la domination de la matière. Pour tout ce qui concernait les réalisations effectuées, l’encyclopédie avait fourni un tableau valable mais il semblait bien qu’un nouveau pas en avant soit en train de se dessiner et il devenait important de l’inclure dans la synthèse "en tant qu’élément prévisionnel. Une simple théorie née dans le cerveau d’un mathématicien sans doute, mais puisque les deux plus grandes puissances de la planète cherchaient à s’en emparer, on pouvait donc à bon droit estimer que, le jour où elle serait connue et appliquée, la situation actuelle se modifierait. Probablement dans le sens d’une aggravation d’ailleurs, mais serait-ce toujours en cycle fermé d’autodestruction ? Alona voulait donc seulement savoir pour tenter de prévoir. Il lui suffisait pour cela de déchiffrer les calculs d’Esder et les enregistrer dans sa mémoire. Ce que d’autres pourraient en tirer ensuite lui était parfaitement égal, à ce détail près toutefois que l’histoire de Maura lui ayant fait concevoir une nette antipathie pour les procédés de Syrog, elle était bien décidée à ne pas laisser les documents tomber entre leurs mains. Après tout, puisque la concurrence venait de se présenter à elle sous la forme d’un grand garçon blond dont l’aspect physique était loin de lui déplaire, pourquoi ne le laisserait-elle pas courir sa chance ? Et si entre eux les choses devaient aller plus loin, ce ne serait qu’une occasion de compléter sa documentation personnelle par un paragraphe relatif au comportement sexuel d’un échantillon de la race. On ne peut tout de même pas toujours s’amuser à disloquer des vertèbres cervicales avant d’avoir mené l’expérimentation à bonne fin...
Cependant, Kerno la fixait d’un regard encore hésitant mais au fond duquel Alona lisait à livre ouvert malgré l’apparente impassibilité que l’agent de Ryash s’efforçait d’afficher. Les arguments avaient porté : l’avantage d’une collaboration où les atouts de chacun seraient complémentaires était évident et la jeune femme constituerait un magnifique appât bien propre à faciliter l’opération. Et même si c’était elle qui mettait la première la main sur le document, il ne lui serait pas difficile de le reprendre ensuite de gré ou de force. Un autre sentiment agissait également sur Kerno, cette même attirance physique qui s’était manifestée à la vue du portrait et s’était intensifiée dans le restaurant, même si, pour l’instant, Alona conservait volontairement une attitude froide et indifférente, les prémices du désir montaient en lui. Il avait déjà décidé de ne pas lui faire de mal s’il pouvait l’éviter, maintenant il avait franchement envie d’elle et l’objet réel de la mission devenait presque secondaire. Puisque cette très jolie fille ne travaillait pas pour Syrog et que les intérêts d’Alméria seraient finalement satisfaits, le reste ne regardait qu’eux seuls... Elle perçut cette nouvelle attitude, se leva.
— Alors ?
— D’accord. A condition que nous restions constamment ensemble.
— C’est justement ce que je vous propose. Nous agirons de concert en fonction des circonstances. Venez à votre tour examiner les lieux tels qu’on les découvre du bord de la falaise puis nous redescendrons vers la station. Je pense qu’il est préférable d’attendre la tombée de la nuit avant de nous mettre à l’œuvre et vous êtes sûrement du même avis. D’ici là nous serons mieux dans un bar confortable que dans la montagne.
— Le soleil n’est pas encore couché et il fait si bon ici. Nous sommes seuls...
— Kerno!... Soyez patient, je vous prie. Vous ne me déplaisez pas, au contraire, mais ce n’est vraiment pas le moment de penser à autre chose qu’au sujet qui nous a fait nous rencontrer. Quand ce sera fini, nous verrons bien...
***
Satisfait de cette demi-promesse, le marin s’approcha de la coupure et se mit à examiner attentivement le vallon. Tout était visible dans les moindres détails : le chemin d’approche au travers des bois coupés de prairies, le chalet bien dégagé sur sa façade mais en partie entouré d’arbres en arrière et sur l’un des côtés. On pouvait sans difficulté parvenir jusqu’à ses murs en demeurant sous le couvert. Aucune animation ne s’y décelait et personne n’apparaissait aux abords immédiats, mais le toit formait une large avancée au-dessus de la terrasse et puisque la vue était verticale, quelqu’un pouvait très bien s’y trouver sans qu’on puisse le voir d’en haut. De toute façon, les renseignements des deux agents concordaient, Esder vivait seul et l’entretien de la maison était assuré par une femme de ménage qui se chargeait aussi du ravitaillement quotidien mais ne venait que le matin ; le reste du temps, la voie devait être libre. Après avoir bien fixé les points de repère dans leur mémoire, Alona et Kerno redescendirent ensemble le sentier par lequel ils étaient montés l’un derrière l’autre et, jusqu’au soir, ils ne furent plus qu’un couple d’innocents touristes en vacances. Ils visitèrent deux ou trois bars, achetèrent des cartes postales, dînèrent dans une petite auberge, sachant que la meilleure façon de ne pas attirer l’attention consiste à se mêler à la foule et à suivre son rythme. Cependant Kerno, tout en paraissant ne s’occuper que de sa compagne, ne cessait d’observer attentivement tout autour de lui. Non seulement Ryash, malgré ses affirmations pouvait avoir décidé d’envoyer un second agent pour le contrôler de loin mais Syrog était également sur la piste et si Alona n’était pas Maura, cette dernière risquait d’apparaître malencontreusement ou, pire, d’être remplacée par quelqu’un d’autre. Toutefois, il ne nota rien d’anormal et il en fut de même pour sa partenaire qui, de son côté, faisait appel à ses méthodes personnelles de sondage — les seules perceptions extra-sensorielles qu’elle recueillit étaient celles, inévitables, émanant d’hommes qui auraient bien voulu se rapprocher d’elle ou de femmes jalouses de sa provocante beauté. Une seule fois, plus tard, alors qu’ils avaient déjà quitté le village pour entrer dans le vallon obscur, elle enregistra une vibration différente et qui provenait de quelque part assez loin derrière eux. Mais elle se garda bien d’en parler à son compagnon, il était peu indiqué d’attirer pour la seconde fois son attention sur le fait qu’elle était capable de « sentir » ce qu’elle ne pouvait théoriquement pas voir ni même soupçonner, il aurait commencé à se poser de fâcheuses questions. Pour mieux jouer encore son rôle, elle s’amusa à trébucher sur des cailloux ou des racines, acceptant de bonne grâce l’aide d’une main secourable alors qu’en réalité elle était dotée d’une parfaite nyctalopie et y voyait comme en plein jour; elle avait la conviction que si une manifestation extérieure devait se présenter, ce ne serait pas dans l’immédiat.
La progression se poursuivit sans encombre même quand ils eurent abandonné le chemin pour effectuer le contournement de l’objectif à l’abri des arbres, les lumières qui brillaient sur la façade leur permettaient de ne pas perdre de vue l’emplacement exact du chalet. Suivant le plan établi, ils débouchèrent sur l’arrière et Kerno fronça les sourcils.
— Tous les volets sont fermés de ce côté. Notre homme dormirait déjà, bien qu’il ne soit que dix heures du soir ?
— En ce cas il aurait oublié d’éteindre la terrasse. Je croirais plutôt qu’il se trouve encore au rez-de-chaussée. On entend d’ailleurs une musique, probablement la radio. Allons voir comment ça se présente. Après tout, ce serait tellement plus facile d’entrer par la porte...
Ils revinrent donc vers l’avant, s’engagèrent sous l’auvent où brillait une forte ampoule. Là aussi les volets étaient en place devant deux grandes baies situées de part et d’autre de la porte, toutefois des rais de lumière filtraient sous les panneaux : l’intérieur était éclairé.
— Il doit y avoir un living à droite et la salle à manger à gauche, chuchota Kerno, et par conséquent un vestibule entre les deux. Nous pourrions effectivement entrer par-là sans être aussitôt aperçus du propriétaire qui doit être en train de somnoler devant son poste. Une fois dans la place, le reste ira tout seul.
— Moi, je veux bien... Je fonce sur lui et je lui fais subir les derniers outrages pendant que vous explorez son cabinet de travail ?
— Si ça ne vous fait rien, j’aimerais mieux une autre tactique ! Je veux bien que vous enjôliez ce vieux bonhomme, mais s’il essaie de vous toucher, je l’assomme !
— De la jalousie anticipée ? Il est vrai qu’il n’est peut-être pas si vieux que ça... Rassurez-vous, j’ai l’impression qu’il n’y a personne derrière cette porte et que je n’aurai donc pas à me sacrifier dès le début de l’opération.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Une intuition, comme d’habitude. Vous vous y ferez...
Avec un haussement d’épaule, Kerno se pencha sur la serrure, l’explora avec un petit crochet d’acier tiré de sa poche. Au bout d’une vingtaine de secondes, un léger déclic retentit et le battant s’entrouvrit. Ils se glissèrent silencieusement à l’intérieur, refermèrent la porte derrière eux, embrassèrent du regard le lieu où ils venaient de pénétrer. Comme le marin l’avait supposé, c’était un vestibule relativement étroit, terminé par l’escalier menant à l’étage et simplement meublé d’un miroir encadré de patères dont l’une supportait un manteau surmonté d’un chapeau de feutre. De chaque côté, une double porte qu’ils entrebâillèrent avec précaution, découvrant ainsi d’abord une salle à manger rustique puis, en face, un classique living-room avec sa grande cheminée et son cosy-corner de velours grenat. Mais Alona ne s’était pas trompée, les deux pièces étaient dépourvues de toute présence humaine. Le grand poste de radio posé sur une console était le seul élément de vie et continuait imperturbablement à tonitruer devant des fauteuils vides. Les deux agents se regardèrent puis, d’un commun accord, revinrent dans l’escalier, commencèrent une exploration prudente au début, de moins en moins précautionneuse au fur et à mesure qu’ils avançaient. L’ « intuition » de la jeune femme se révélait finalement valable pour la totalité du chalet : il n’y avait personne nulle part. Ils avaient tout visité, y compris la chambre à coucher où le lit soigneusement bordé était intact et surtout le grand bureau-bibliothèque qui formait le cœur même de la maison, l’antre de travail du savant. Alona posa un doigt sur la surface polie d’un meuble, le considéra avec une moue.
— Ou bien Esder paie sa femme de ménage pour ne rien faire, ou bien il y a au moins une semaine qu’elle n’est pas venue ici...
— C’est à n’y rien comprendre ! D’après les renseignements qu’on m’a donnés, Esder ne sort jamais. Il s’est passé quelque chose...
— En tout cas nous avons les mains libres pour le moment et ça simplifie notre travail. La monographie que nous cherchons devrait se trouver dans cette pièce.
Ils se mirent à l’œuvre, ouvrant les tiroirs, fouillant les rayonnages pour ne trouver que quelques paperasses sans importance ; hormis les rangées de livres, tout était à peu près vide, on aurait presque pu croire que personne n’avait jamais vécu ni travaillé dans ce bureau. Derrière un cadre, Kerno découvrit un petit coffre scellé dans le mur, tira machinalement la poignée qui se laissa aimablement manœuvrer, la serrure n’avait pas été refermée. Ç’aurait d’ailleurs été bien inutile, il n’y avait absolument rien dans le coffre.
Par acquit de conscience, ils étendirent leurs investigations aux autres pièces et jusqu’aux placards de la cuisine où à ceux de la penderie, revinrent les mains vides dans le bureau. Il fallait se rendre à l’évidence, le fruit des travaux d’Esder avait disparu comme lui-même.
— Quelqu’un est passé avant nous, grogna Kerno. Il s’est approprié la marchandise et il a enlevé le savant par-dessus le marché. Ça explique que les lumières soient restées allumées et le poste radio marche encore. Le gars devait être pressé, il ne s’est pas attardé à tourner les interrupteurs.
— Mais il a quand même perdu son temps à remettre tout en ordre ! Vous avez constaté comme moi qu’aucun meuble n’était dérangé, pas même une chaise et qu’il n’y a non plus aucune trace de lutte. Et puis, quand on vide des tiroirs, le meilleur moyen est de les retourner par terre et de fouiller dans le tas, or il n’y a pas le moindre papier qui traîne. Quant au coffre, il possède une combinaison à quatre chiffres, et à moins d’une chance invraisemblable, il faudrait des heures pour tomber sur la bonne séquence. Rien de tout ça n’évoque l’idée d’une action précipitée.
— Admettre que notre concurrent ait pu opérer à loisir après avoir endormi le propriétaire et qu’il ait simplement oublié de fermer l’électricité avant de partir. Qu’est-ce que ça change ?
— Rien évidemment. Mais je trouve quand même curieux qu’il ait prévenu la femme de ménage qu’elle pouvait prendre des vacances et qu’on n’avait plus besoin d’elle au chalet.
— Qui vous dit qu’il l’a fait ? Il est peut-être tout bonnement venu cet après-midi pendant que nous nous promenions tranquillement sur la montagne ou traînions dans les bars ? Il ne nous a gagné de vitesse que de très peu en profitant de notre nonchalance. La domestique viendra comme d’habitude demain matin et c’est alors qu’elle donnera l’alerte.
— Et alors non seulement il n’aurait pas éteint les lumières mais il les aurait au contraire allumées par un bel après-midi ensoleillé ? Non. L’enlèvement d’Esder et de ses documents, si enlèvement il y a eu, date de plusieurs jours et personne, pas même la femme de ménage, n’y est entré depuis, sinon il n’y aurait pas tant de poussière sur les meubles. Et cette simple constatation ouvre des horizons nouveaux. Quand avez-vous été mis sur l’affaire ?
— Ce matin.
— En ce qui me concerne, je sais que Maura avait reçu ses instructions avant-hier soir avant de disparaître. Par conséquent, jusqu’à cette date, les deux organisations les mieux informées au monde étaient certaines qu’Esder et ses documents se trouvaient toujours ici. Qui donc a été assez malin pour prendre au minimum une semaine d’avance sur elles et leur couper l’herbe sous le pied, sans même qu’elles s’en aperçoivent?
— Vous m’en demandez trop. De toute façon, nous avons fait chou blanc, n’est-ce pas? Je perds ma prime ce dont je me consolerai d’ailleurs facilement, et vous restez sur votre curiosité déçue. Nous n’avons plus qu’à nous en aller...
Alona allait répondre quand soudain, elle fronça le sourcil, ferma une seconde les yeux. S’animant, elle jeta un regard autour d’elle, aperçut un gros livre posé sur le bureau, s’en empara, avisa ensuite une pile de journaux entassés sur une étagère, en saisit un dont elle se servit pour envelopper le volume et faire un paquet qu’elle plaça sous son bras. Se retournant vers Kerno, elle chuchota à voix très basse :
— Ne dites pas un mot et ne faites pas de bruit. Quelqu’un approche de la terrasse. Je vais descendre la première, ne vous montrez pas sans nécessité...
Le marin n’avait absolument rien entendu, il la regarda avec inquiétude, ouvrit la bouche mais déjà elle s’était glissée dans le couloir. D’un pas rapide dont l’épaisse moquette étouffait le son, elle dévala jusqu’aux dernières marches, s’arrêta. En face d’elle, le pêne de la porte grinça, le battant tourna lentement sur ses gonds. Une silhouette se découpa sur le seuil, entra dans la zone de clarté, s’immobilisa à son tour. Un homme qui ne ressemblait nullement à la description d’Esder et, du reste, pourquoi celui-ci aurait-il éprouvé le besoin de se munir d’un pistolet pour entrer dans sa propre demeure? La main qui tenait l’arme ne tremblait pas et le canon était dirigé vers la jeune femme avec une inquiétante précision.
— Maura..., murmura l’inconnu d’une voix sourde. Ainsi vous réapparaissez bien là où l’on pouvait vous attendre...
— Le monde est si petit... Mais votre entrée en scène n’était pas prévue dans mon programme. Quel bon vent vous amène?
— Sûrement pas celui qui vient du Nord. Qu’avez-vous fait de Kerno ?
— Son sort vous intéresse ? Je commence à comprendre... Je suis navrée d’avoir à vous apporter de mauvaises nouvelles en ce qui le concerne, mais son intervention me gênait, j'ai dû me débarrasser de lui.
— C’est tout le contraire d’une mauvaise nouvelle, Maura. Vous m’avez en réalité évité une corvée désagréable.
— Le meilleur moyen d’éviter les bavardages dangereux consiste à liquider définitivement l’agent après qu’il ait rempli sa mission, n’est-ce pas?
— Bien entendu. Qu’avez-vous fait d’Esder ?
— Lui ne racontera pas ce qui s’est passé ici ce soir. Les circonstances m’ont été favorables.
— Bon travail ! Un cambrioleur surpris par le propriétaire, un échange de coups de feu, deux cadavres et le dossier est clos. Excellent. Vraiment excellent, c’était du reste le but que je me proposais moi-même et vous m’avez épargné toute la peine. Et maintenant, ajouta-t-il en fixant le paquet serré sous le bras d’Alona, je constate avec plaisir que vous avez récupéré la monographie. Mes chefs seront heureux d’en prendre possession.
— Pas possible ? Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais vous la donner !
— Je la prendrai moi-même. Je vais vous abattre, Maura, non seulement parce que, comme Kerno, vous êtes un témoin à supprimer, mais par-dessus le marché parce que vous appartenez à un service ennemi. Je regrette, mais c’est le jeu, et vous le savez...
La jeune femme s’attendait à cette conclusion, elle s’y était préparée. Réflexes et muscles tendus, elle surveillait l’index de l’homme replié sur la détente, guettait le moment où il se contracterait. Se jeter au sol un centième de seconde avant, rebondir de côté pour ne pas être touchée par la deuxième balle, se jeter sur l’adversaire avant la troisième. Le risque était grand, mais elle se savait de taille à le courir et son système nerveux tout entier était tellement fixé sur le déroulement de la manœuvre que la détonation qui éclata, fracassante, faillit la surprendre en se produisant une infime fraction de temps trop tôt. Elle plongea, sans pourtant quitter du regard l’antagoniste, mais elle n’alla pas plus loin, car elle vit que lui aussi, comme frappé d’un gigantesque coup de poing, basculait en arrière, s’écrasait contre le cadre de la porte. Déjà, une dégringolade retentissait derrière elle, Kerno la saisissait par les épaules, penchait vers elle un visage angoissé.
— Alona ! Chérie ! Vous n’êtes pas blessée !...